Tony Allen

Tony Allen - PortraitTony Allen - Portrait

“Sans Tony Allen, il n’y aurait pas d’afrobeat” Fela ‘Anikulapo’ Kuti

“Tony Allen m’a vraiment fait danser” Blur

“Peut-être le plus grand batteur de tous les temps” Brian Eno

Tony Allen est depuis longtemps reconnu comme le batteur le plus original de la planète, et l’un des musiciens les plus influents du continent noir. Son jeu est influencé par le highlife, la soul-funk, le jazz, et les rythmes traditionnels nigérians. En compagnie de Fela Kuti et du groupe Africa 70’s avec qui il a joué quinze ans, Allen a créé l’afrobeat, cette musique à la rythmique hypnotique, basée sur peu d’accords qui sont joués en boucle par des guitares et des claviers, agrémentés de riffs de cuivres puissants et mélodiques, le tout étant lié au contexte social politique et urbain de son époque. Ce style est devenu une force dominante en Afrique et une référence dans le monde.

L’album « Secret Agent », magnifique démonstration d’afrobeat, signe le début d’Allen chez World Circuit, et sa première sortie depuis qu’il a créé The Good, The Bad, And The Queen avec Damon Albarn, Paul Simenon et Simon Tong. L’afrobeat connaît actuellement un regain d’intérêt et, pour les fans de hip-hop, de funk et de jazz, Allen qui est le gardien de sa flamme est vénéré comme son maître vivant.

Produit par Tony Allen lui-même, « Secret Agent » a été enregistré avec son groupe de tournée de longue date, composé de musiciens du Nigeria, du Cameroun, de la Martinique et de France. La musique est ancrée dans la tradition afrobeat (guitare lancinante, claviers funk, chants qui se répondent, cuivres durs et gras) avec quelques rebondissements inattendus comme l’accordéon de l’arrangeur et joueurs de claviers Fixi sur quelques titres. Avec au centre, bien sûr, le rythme lui-même, encore plus en avant maintenant qu’il ne l’était dans Africa 70 le légendaire groupe de Fela Kuti. Allen fusionne les différents rythmes dans un mouvement irrésistible vers l’avant, il dirige la musique comme une flèche qui n’a qu’un but à atteindre : la transe.

BIOGRAPHIE

Qu’est-ce que l’afrobeat? Une musique née dans la rue et de la colère, un sentiment partagé de bons et mauvais délires, une partition enfantée sans nul doute dans les méandres du bourbier tropical qu¹est la gigantesque Lagos, mais biberonnée aux prises de position des Afro-Américains, sevrée de rythmiques jazz et funk, des accents de soul et de rhythm’n’blues. L’afrobeat s’est construit sur les cendres encore chaudes du bon vieux temps des colonies, symbolisé par les dérives d’un highlife joué pour la bourgeoisie des beaux quartiers, dans le feu de l’action du mouvement des droits civiques, telle une bande-son surréaliste mais bien réelle des espoirs bientôt déçus de toute une génération bien élevée aux noms de Kwame n’Kruma et Patrice Lumumba, de tant d’autres. L’afrobeat, c’est avant tout ceux-là, ces hommes de bonne volonté floués par la corruption et les malversations, morts et enterrés pour avoir voulu afficher aux yeux du monde leurs soucis d’en finir avec l’ordre tel que soumit par le FMI. C’est une alternative radicale aux visions monochromes d’une mondialisation émergente, l’urgence d’affirmer haut et fort sa négritude face à une police esthétique qui tend à gommer toutes les différences de style. C’est une réponse à tous ceux qui donnent à entendre une version édulcorée de la réalité, au moment même où la balance des échanges penche vers un cruel déséquilibre.

L’afrobeat en est la fidèle traduction en musique, en rupture avec le monde tel que définit par les instances internationales. Les cornes de l’Afrique de l’Ouest y raisonnent sur les accords parfaits de James Brown, les puls(at)ions du jazz libre y nourrissent la spiritualité des Yorubas, les figures cachées derrière les cultes et masques des grands anciens y ressurgissent au détour d’un appel longtemps resté sans réponse. L’afrobeat, c’est une transe de notes, un flot de noires et de blanches, un déluge de toutes les couleurs, des rondes et des pas que carrées. C’est une version originale de ce que l’on nomme le panafricanisme, la réconciliation après des siècles de séparation, d’exil (intérieur ou extérieur) de l’âme africaine. C’est elle qui reprend le verbe confisqué, qui prend la forme d’un tambour de bouche pour porter les paroles au plus haut. L’afrobeat, c’est bien entendu Fela son créateur, son catalyseur, sa représentation ultime. Il était une voix, la voie à suivre pour tous ceux condamnés à se taire. Mais ce n’est pas tout, l’on ne peut réduire ce qui est devenu en trente ans un style plus ou moins défini et définitif à un ego-trip, aussi bon soit-il. L’ afrobeat, c’est surtout une aventure collective, l’union sur l’autel du bon sens du groove de plusieurs fortes personnalités. L’afrobeat, c’est tout autant une affaire de rythmes. En la matière, Tony Allen fut celui par qui passa ce courant alternatif. Le batteur fut bien mieux qu’un excellent tambourin man, bien plus qu¹un simple homme de mains dans le dispositif de l’Africa 70, bien autre chose que juste le bras armé d’unemusique de guerriers pacifiques. Il en fut le tambour majeur.

Tony Allen fut l’alter ego et l’ami de Fela, l’un des deux éléments constitutifs de cette forme nucléaire baptisée afrobeat, cette formule alchimique propice à toutes les explosions. Sans Tony, pas si sûr que l’histoire prit le même sens, pas si sûr que l’afrobeat tint les mêmes cadences infernales, de celles qui vous montent de la tête aux pieds. Selon Fela, Tony sonnait comme un seul homme, «comme quatre batteurs». Question de vibrations, d’énergies, d’intentions. Comme par hasard, c’est en 1969, quand ce fiévreux admirateur d’Art Blakey décide d’en assurer la direction des man¦uvres que le grand orchestre de Fela change de nom et de tempo, accélère le mouvement d’indépendance par rapport aux formes classiques. Comme par magie, l’afrobeat va surgir, s’imposer d’emblée comme une réponse décalée aux musiques des cousins américains, s’émanciper tout en les assumant de toutes ses influences constitutives. C’est au cours de cet âge d’or, les belles échappées des années soixante-dix, que vont rester gravées pour la postérité les faces d’anthologie du groupe. A cette période, Tony Allen commence à enregistrer sous son nom, avec plus ou moins la même équipe et selon des principes à l’identique, avant de prendre définitivement du recul puis de décider de s’envoler vers l’Europe, pour y bâtir les bases d’une nouvelle vie. Direction Londres en 1984, puis installation à Paris dès 1986

En 2002, l’afrobeat a survécu à la mort de son porte-parole. En 2002, l’afrobeat a envahi les pistes de danse du monde entier, en passe de séduire et conquérir l’Amérique. Curieuse ironie de l’histoire quand on sait l’accueil que reçurent Fela et les siens aux Etats-Unis en 1969 ! Trente ans plus tard, ses disques noirs font l’objet d’un culte chez les hommes-machines de Chicago ou Brooklyn. Trente ans plus tard, les remixes pleuvent, avec plus ou moins de bonheur, les compilations et albums concepts inondent le marché, avec plus ou moins de suite dans les idées. Trente ans plus tard, les héritiers sont légion, qu¹ils se prénomment Seun ou Femi, deux fils de Fela, ou qu¹ils se nomment Antibalas, un collectif new-yorkais, ou Lagbaja, le saxophoniste masqué venu de Lagos. En 2002, Tony Allen a survécu à toutes les galères, est revenu de toutes les guerres, avec lui-même et avec le monde la musique, avec un business qui ne l’a guère aidé depuis vingt ans. Depuis qu¹il s’est installé en banlieue parisienne, Tony Allen n’a pas eu l’écho et encore moins le soutien que son talent méritait, tandis qu¹explosait à grands renforts de publicité une world music lisse et policée, sans aspérités. Dans le même temps, l’Afrique s’enfonçait dans la crise, rongée par la maladie, affamée par les réponses inadaptées de la Banque mondiale, minée par une democrazy telle que définie par Fela, dépouillée de tous ses richesses par une élite de nouveaux riches, laissée à l’abandon par une Organisation mondiale du commerce, sacrifiée sur l’autel de la rentabilité. Etrange analogie. Jeté aux oubliettes de l’histoire, pour ne pas entrer dans les moules préfabriqués de l’industrie, pour ne pas vouloir être réduit à un simple produit calibré, Tony fut redécouvert grâce à l’obstination de deux Parisiens, deux artisans qui lui donneront une nouvelle chance, celle d’enregistrer un disque. Ce sera «Black Voices» en 1999, bientôt suivi de tournées dont témoigne pour partie « Psyco On Da Bus » deux ans plus tard. Et tous de se souvenir de ce sacré personnage, à la voix rauque et au regard sombre, qui irradie par sa seule présence, intense. Avant toute chose, au-delà des questions de technique et de virtuosité, Tony Allen, c’est de spiritualité mise en sons et en scène. Il fait partie de ces maîtres de balais, qui marque les esprits d’un seul coup de baguette. Magique ! Inutile d’en faire des caisses, futile de jouer les gros bras, quand on a comme lui ce coup de rein funky, dense et naturel, ce petit rien qui fait toute la différence, subtile. Tout comme sa voix, vraiment enivrante et faussement nonchalante, sensuelle et déchirée, ne peut laisser indifférent. Dès qu¹il prend le micro, il met en jeu sa vie. Soixante ans passés dans les zones d’ombre plus que sous les feux de la rampe du succès. Cela s’entend entre les lignes. Quand il déchante, Tony Allen parle aussi vrai que nature, sans forcer sur les traits d’un caractère affirmé mais pas buté malgré tous les obstacles, forgé par les hauts et bas d’une carrière en pointillés alors qu¹elle aurait dû lui permettre d’atteindre les sommets. Dans le fond, Tony Allen n’a pas changé, fidèle et intègre, mu par le même mouvement, par les mêmes gestes. Dans les formes, son drumming, à la fois touffu et minimal, s’est juste adapté aux sons actuels, ceux de l’ère électronique. Au fil du temps, la personnalité de Tony Allen ne s’est pas émoussée, bien au contraire. Cette frappe sèche et lourde, terriblement funky, n’a jamais aussi sonné juste, dans le temps. C’est pourquoi, à l’heure où l’on s’en retourne sur l’afrobeat pour générer de nouvelles idées, autant en revenir à l’une de ses sources d’aspiration, autant creuser et fertiliser ce sillon profond. Autant prendre l’original et non des copies délavées pour emmener l’afrobeat sur d’autres territoires, champs d’investigation qui restent fortement connectés avec la problématique originelle. Attention, ce nouvel album n’est pas une énième resucée d’une formule testée et éprouvée depuis bien longtemps. A quoi bon refaire l’histoire déjà gravée ? ! Quel intérêt, si ce n’est financier, de reproduire ad vitam ce que d’autres ont déjà porté au plus haut ? A fortiori, quand il s’agit de soi-même.

Non, «Home Cooking», sans oublier le savoir-faire des bonnes vieilles recettes préparées dans les arrière-boutiques, invite à découvrir de nouvelles cuisines à partir des mêmes ingrédients, à relever la sauce de ce qu¹il faut de saveurs autres, d’épices récoltées sous d’autres latitudes. Ainsi, un rappeur de la formidable écurie Big Dada, l’Anglo-Nigérian Ty, «le son actuel de Londres» selon Tony, vient mettre son grain de sel, rimes efficaces et spéciale dédicace qui touchent au c¦ur du système métrique. Ainsi Unsung Heroes pimentent avec doigté les séances de toute leur science du hip-hop métissé et chaloupé, après s’être illustrés il y a peu sur l’un des furieux remixes de l’improbable «Alenko Brotherhood Ensemble», suite de versions synthétiques autour des patterns du batteur nigérian. Ainsi l’expert Doctor L ajoute de nouveau quelques couches de dub et d’infra-basses à ce savoureux gumbo mitonné au fil des années. Ainsi Damon Albarn, décidément très en verve du côté de l’Afrique ces temps-ci, concocte la mélodie entêtante d’un « Every Season » qui devrait durer plus qu¹une saison, sur laquelle la syncope rythmique accroche avec souplesse. Ainsi les fidèles Jean-Phi Dary, Jeff Kelner et César Anot mettent encore une fois les petits plats dans les grandes largeurs, capables aussi bien de se mettre au service du collectif que d’ajouter quelques touches à discrétion. Ainsi des choeurs tout Soul II Soul et des cordes sensibles de violon et violoncelle en rajoutent une louche, sans excès, tapissent sans faire tapisserie. Ainsi des sections de cuivres, rutilant de plaisirs, entrent dans la danse élaborée par ce chef toqué, ivre de rythmes qui saoulent sans saouler. Ainsi de suite, pour nourrir l’afrobeat, pour lui donner suffisamment de corps et de matières premières, pour le propulser irrémédiablement vers demain, pour honorer au plus juste la mémoire de son catalyseur d’énergies. Quitte à inventer de nouveaux termes appropriés à cette fusion de style sans confusion des genres, dont le plus emblématique est l’ afro-hop revendiqué par les uns et les autres, contraction de deux univers où les tambours chantent aussi fort que les voix pulsent, où l’âme danse pour panser les plaies du corps. Tous ceux-là forment un trait d’union entre différents horizons pas si lointains, tous ceux-là incarnent différentes générations, qui ont beaucoup à offrir en partage. Tous ceux-là se retrouvent une identité commune, sans surjouer ni de la caricature ni des clichés certifiés conformes. Tous ceux-là réinventent forcément autrement une musique née au siècle dernier, une petite graine plantée au c¦ur du système nerveux de Big Brother, qui a dans ses germes la révolution immanente. Un grain de folie furieuse, appelé l’afrobeat.

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